Société d’ Histoire de Revel Saint-Ferréol PARU DANS LES CAHIERS DE L’ HISTOIRE N° 22 - 2020 |
L’Édit de Saint-Germain d’octobre 1666,
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L’année 1666 marque une étape capitale dans l’histoire du canal du Midi .
Après quatre années de vérifications, d’essai et de discussions, Louis XIV proclame solennellement sa décision de faire réaliser un canal de navigation pour relier l’Atlantique à la Méditerranée à travers l’isthme aquitano-languedocien. C’est l’Édit de Saint-Germain d’octobre 1666 dont nous avons commémoré en 2016 le 350ème anniversaire.
La mise en œuvre de cet acte fondamental va être confiée à un homme qu’apparemment rien ne préparait à cette tâche. Pierre-Pol Riquet est alors âgé de 57 ans et il est, depuis 1661, l’un des fermiers généraux des gabelles de Languedoc. Il a en effet fait carrière dans le commerce du sel où son dynamisme et son efficacité lui ont permis d’accumuler une richesse confortable . Devenu en 1647 sous-fermier des greniers à sel de Mirepoix et de Castres, il avait fixé à cette occasion sa résidence à Revel. Et c’est là, au pied de la Montagne Noire, qu’il avait commencé à étudier comment relier la Garonne à la Méditerranée par un canal et en tout premier lieu comment l’alimenter. C’est donc un homme arrivé au faîte de sa carrière professionnelle qui se lance à 53 ans dans une aventure de travaux publics.
L’Édit de Saint-Germain est l’aboutissement d’un processus qui a commencé en 1662 avec l’envoi de propositions de création d’un canal entre Garonne et Méditerranée, d’abord par Thomas de Scorbiac à un ministre subalterne puis, deux mois plus tard, par Riquet à Colbert . Le projet a commencé à prendre corps deux ans plus tard avec les vérifications effectuées sur le terrain, de Toulouse à la Montagne Noire puis de la Montagne Noire à la mer, par une commission chargée de trancher sur la possibilité ou l’impossibilité de réaliser une telle voie de navigation.
Enfin, conformément aux recommandations que cette dernière avait émises dans le rapport qu’elle avait remis à la fin de ses travaux, Riquet a exécuté, l’année suivante, une rigole d’essai dans la Montagne Noire, de l’Alzau au Sor et, dans la plaine, de Durfort à Naurouze pour démontrer que l’alimentation du canal était possible. Le succès complet de cet ouvrage, en novembre 1665, a levé les derniers doutes et balayé les dernières hésitations.
Dans ces conditions pourquoi, pour réaliser ce canal, publier un texte d’un niveau institutionnel aussi élevé qu’un Édit royal ?
Pourquoi un édit ?
Il convient en premier lieu d’observer que le seul fait d’avoir démontré que le canal était techniquement réalisable ne suffisait pas, loin s’en faut, pour décider de passer à l’action. Dans la pratique, le projet posait bien d’autres questions, dans des domaines très variés qu’il fallait résoudre au préalable pour que la réalisation de l’ouvrage soit concrètement possible.
Les premiers problèmes concernaient l’eau et les terres.
En détournant plusieurs rivières, on allait priver leurs riverains de l’eau dont ils avaient besoin pour leur usage personnel, pour abreuver leurs bêtes, pour irriguer leurs cultures, pour faire tourner leurs moulins à blé, à scie, à papier, à foulons, à martinets, pour exploiter leurs tanneries.
De même, en accaparant leurs terres on allait priver des agriculteurs et des éleveurs de leur outil de travail. Par voie de conséquence, on allait priver leurs seigneurs directs ou les collectivités des redevances que leur versaient auparavant les exploitants et le clergé allait perdre sa dîme.
En créant une voie d’eau nouvelle, on allait couper des chemins, des routes, créer un obstacle entre les habitants et les terres qu’ils cultivaient, entre les habitants et des villages où ils se rendaient régulièrement pour traiter de leurs affaires.
Par ailleurs, le réalisateur du canal devrait avoir la possibilité de tracer son itinéraire comme il le trouverait le plus adéquat, sans en être empêché d’aucune manière par qui que ce soit.
Il va de soi que la population locale ne pourrait accepter tous ces sacrifices que s’ils étaient compensés par des avantages supérieurs pour la collectivité.
Toute la population languedocienne n’adhérait donc pas forcément à la création d’un tel ouvrage. En particulier une grande partie de la Noblesse était largement opposée au principe même d’un canal car elle tirait l’essentiel de ses revenus des terres qui composaient ses fiefs. En 1644, l’assemblée des États de Languedoc eut à statuer sur la proposition du provençal Jacques Brun dont le projet consistait à relier Agde au Rhône à travers les étangs côtiers. Il se forma alors une coalition qui fit rejeter la proposition en accusant son auteur « de renverser les droits de l’Église, anéantir les honneurs de la Noblesse et priver les particuliers de leurs biens » .
Déjà, en 1617, les édiles de Béziers avaient catégoriquement rejeté le projet de canal présenté par Bernard Arribat.
Aussi, en juillet 1665, dès avant le creusement de la rigole d’essai, l’intendant de Languedoc Claude Bazin de Bezons, sentant déjà des réticences, avait pris une ordonnance qui précisait en particulier : « ... Faisons défense à toutes personnes, de quelle qualité et condition qu’elles soient, d’y donner aucun trouble ni empêchement à peine de punition corporelle. … ».
Ce qui n’avait pas empêché les protestations véhémentes de Thomas de Scorbiac pour ses terres du Conquet et du Fajal traversées par la rigole d’essai ainsi que des Dominicaines de Prouilhe pour leur domaine de Ramondens.
De fait seul le Roi, en sa qualité de seigneur supérieur de toutes les terres du royaume, avait l’autorité suffisante pour contraindre les uns à céder leurs terres, les autres à renoncer à leurs eaux. En cela un acte royal solennel était absolument nécessaire.
Seconde catégorie de problèmes :
le financement.
Avant toute chose il fallait avoir une idée du coût de l’opération. La commission de 1664 en avait fait une estimation sous la forme d’un devis qu’elle avait annexé à son rapport final de janvier 1665. Avant qu’elle l’envoie à Colbert, un ingénieur militaire, le chevalier de Clerville, en avait fait un premier examen et déjà préconisé des modifications.
Un chantier d’une telle ampleur pouvait-il être assumé financièrement par le Roi ?
Puisque le Languedoc en serait le principal bénéficiaire, les États de cette province ne devaient-ils pas eux-mêmes le prendre en charge ?
Ou bien pouvait-on confier l’affaire à des personnes privées ?
On a vu que, dans le passé, les États de Languedoc s’étaient opposés à des projets similaires.
Concernant le projet actuel, ils avaient tout de même désigné leurs représentants à la commission de validation instituée par le Roi qui s’était réunie au dernier trimestre de 1664.
Cependant lorsque, en février 1665, ils débloquèrent des crédits pour payer les experts engagés par la commission, ils précisèrent : « sans que pour raison du dit payement, la province puisse être obligée à l’avenir de faire d’autres dépenses pour le dit canal, les États n’y voulant plus rien contribuer en aucune manière que ce soit ».
L’année suivante, malgré le succès éclatant de la rigole d’essai au milieu de l’automne précédent, les choses n’avaient guère évolué ; le procès-verbal de la délibération du 26 février 1666 mentionne : « Les États, répondant aux demandes qui leur ont été faites de la part du Roi par messieurs ses commissaires, d’un don gratuit pour la présente année 1666, et de contribuer aux ouvrages que Sa Majesté a résolu de faire, tant d’un port au cap de Sète que d’un canal de communication des deux mers, et considérant que les ouvrages proposés par mesdits sieurs les commissaires sont des ouvrages royaux, même que le roi Henri le Grand l’avait ainsi jugé pour le port du cap de Sète en l’année 1602, pour la construction duquel Sa Majesté n’avait demandé que la somme de trente mille livres une fois payée que la Province n’avait pas cru devoir accorder, ont délibéré qu’ils ne peuvent contribuer, de présent ni à l’avenir, à la dépense des dits ouvrages ».
La partie s’annonçait rude de ce côté-là !
Pouvait-on alors s’inspirer de la manière dont on avait réalisé le canal de Briare qui fut le précurseur, au début du siècle, du canal de Languedoc ? Ce canal avait été conçu par l’ingénieur Hugues Cosnier qui avait débuté sa construction en 1605, sous le règne d’Henri IV, grâce à un financement de l’État. Mais l’assassinat du Roi en 1610 avait entraîné l’interruption du financement et l’arrêt des travaux. Sa construction n’avait pu reprendre qu’en 1638 grâce à un accord passé entre Louis XIII et trois particuliers, Jacques Guyon et François et Guillaume Boutheroue. Ces derniers avaient entièrement pris à leur charge l’achèvement du canal, en échange de quoi ils en avaient reçu la propriété assortie de la concession de son exploitation. Ce canal qui reliait la Loire et le Loing, et à travers lui la Seine, avait été mis en service en 1648. Richelieu avait été l’un des premiers à l’emprunter, peu de temps avant de mourir. Toutefois, au plan des dimensions et par conséquent de l’investissement à réaliser, les deux ouvrages étaient sans comparaison : le canal de Briare était long de 54 km et comportait 38 écluses, celui de Languedoc serait cinq fois plus long et compterait presque le double d’écluses.
Troisième domaine à considérer :
la technique de construction, les règles de l’art à mettre en œuvre.
Sur quelles bases allait-on déterminer l’itinéraire ? Quel gabarit allait-on donner au canal ? Quels aménagements fallait-il prévoir ? Quelles précautions techniques devrait-on prendre ? Il était donc nécessaire de dresser un cahier des charges technique de l’ouvrage à réaliser.
Dans les faits un certain nombre de caractéristiques avaient déjà été proposées par les experts de la commission de 1664 dans le devis qu’ils avaient rédigé à la fin de leurs travaux. Et le chevalier de Clerville à qui ce devis avait immédiatement été soumis en avait déjà modifié certaines données. Il avait notamment réduit le gabarit pour l’adapter aux possibilités réelles de navigation qu’offrait la Garonne en aval de Toulouse. Sur ces questions techniques, on pourrait encore s’inspirer du canal de Briare ainsi que des aménagements en cours d’exécution pour améliorer la navigabilité du Lot et du Tarn.
Le trajet du canal lui-même n’était pas encore déterminé de manière bien précise, surtout dans le Bas-Languedoc où l’on n’avait pas encore choisi à quel port on le ferait aboutir.
Enfin, derniers problèmes à résoudre mais non des moindres : une fois le canal construit, de quelle manière allait-on l’exploiter ?
Autrement dit quel statut allait-on lui donner pour en tirer le meilleur parti possible ? Et, en même temps, par quels moyens allait-on le garder en état de fonctionner à la satisfaction des usagers ? Comment allait-on pourvoir à son entretien ? Il convenait d’établir les règles à appliquer concernant son exploitation et de dégager des ressources pour sa maintenance.
L’État pouvait réaliser l’ouvrage à ses frais, en conserver la propriété, le faire exploiter en régie et pourvoir aux dépenses d’entretien avec les revenus.
Mais il pouvait tout aussi bien l’affermer.
Cependant lorsqu’on avait voulu, en 1638, reprendre les travaux du canal de Briare, c’est une solution totalement différente qui avait été retenue. En contrepartie de la prise en charge financière complète des travaux d’achèvement par les nouveaux entrepreneurs, le Roi Louis XIII avait érigé l’emprise du canal en un fief relevant directement de la Couronne et il en avait concédé la seigneurie à ces entrepreneurs avec tous les droits attachés à ce fief et en particulier celui de son exploitation.
Cette solution avait les faveurs de Riquet qui, dans sa soif d’ascension sociale, ambitionnait la noblesse et avait d’ailleurs demandé au Roi de la lui accorder : « Et attendu que ledit Riquet a fourni les moyens et les intelligences pour parvenir auxdits ouvrages, ses devanciers ayant vécu noblement jusques aux guerres civiles arrivées dans l’État ès années 1586 et suivantes, qu`ils ont dérogé, il a supplié Sa Majesté de lui accorder la réhabilitation de sa noblesse et aux siens, et, en tant que besoin serait, attendu les services qu’il rend au Roy, à l’État et au public en faisant réussir un si grand ouvrage, lui octroyer lettres de réhabilitation de noblesse, tant pour lui, sa femme, leurs enfants et leur postérité pour jouir de tous privilèges de noblesse à perpétuité ».
On conçoit que pour trancher dans toutes ces questions en faisant prévaloir l’intérêt général sur les intérêts particuliers, l’intervention de la plus haute autorité de l’État était indispensable. Il était absolument nécessaire que le texte qui l’exprimerait ait force de loi. Le souverain devait faire connaitre clairement sa volonté et édicter les règles qu’il conviendrait d’appliquer pour la satisfaire. Tels sont la raison et l’objet de l’Édit.
Pour mettre ce texte au point, toutes les questions dont il avait à traiter furent examinées, débattues et négociées pendant une grande partie de l’année 1666 entre Riquet et Colbert d’une part ainsi qu’avec le chevalier de Clerville pour les questions techniques d’autre part. Ces dernières firent l’objet d’un texte particulier qui fut annexé à l’Édit proprement dit.
Voyons donc quelles furent les solutions adoptées.
L’Édit de Saint-Germain d’octobre 1666
Très logiquement l’acte débute par un exposé des motifs. Il reprend ceux que Riquet avait minutieusement répertoriés dans la proposition qu’il avait faite à Colbert le 15 novembre 1662. Selon le Roi, « la communication des deux mers donnera aux nations de toutes les parties du monde, ainsi qu’à nos propres sujets, la facilité de faire, en peu de jours d’une navigation assurée par le trajet d’un canal au travers des terres de notre obéissance, et à peu de frais, ce que l’on ne peut entreprendre aujourd’hui qu’en passant au détroit de Gibraltar, avec de très grandes dépenses, en beaucoup de temps, et au hasard de la piraterie et des naufrages ».Ainsi, « de si considérables avantages » vont « rendre le commerce florissant dans notre royaume ».
Outre des avantages économiques évidents, le Roi espérait en retirer des bénéfices politiques dans son affrontement voilé avec l’Espagne. Et enfin, considérant la dimension de l’ouvrage et sa difficulté, il attendait aussi de sa réussite beaucoup de prestige et de gloire.
Afin de montrer la prudence du Roi, l’Édit expose ensuite les diverses vérifications qui ont été conduites : d’abord la commission de validation de 1664 et ensuite la rigole d’essai de 1665 dont l’auteur, Riquet, est ici nommément cité, ce qui dut être un motif d’intense satisfaction et d’orgueil pour ce dernier.
Le cadre étant posé, le Roi proclame alors solennellement : « Nous avons dit et ordonné, et par ces présentes signées de notre main, disons et ordonnons, voulons et nous plait qu’il soit incessamment procédé à la construction du canal de navigation et communication des deux mers océane et méditerranée ».
Curieusement le problème de la jouissance des eaux n’est pas traité. Au plan juridique la question était encore floue. Les rivières navigables ou simplement flottables faisaient traditionnellement partie du domaine public mais il faudra attendre 1669 pour qu’une ordonnance l’affirme officiellement. Par contre les sources et les ruisseaux ni flottables ni navigables étaient du domaine privé, ce qui était le cas de la plupart des cours d’eau qui allaient être captés pour alimenter le canal. Les propriétaires des fonds situés à l’amont des prises d’eau avaient en principe le droit d’en disposer à leur guise. Ils pourraient donc parfaitement, si bon leur semblait, détourner l’eau à leur profit. L’Édit aurait dû prévoir le cas pour l’interdire mais il n’en dit mot. Louis XIV corrigera en quelque sorte cette lacune en écrivant dès le 18 novembre à l’abbesse du monastère de Prouilhe, propriétaire de la forêt de Ramondens où étaient les sources des principaux ruisseaux captés dans la Montagne Noire par la rigole, lui ordonnant fermement de faciliter la tâche de Riquet .
Les droits des usagers situés à l’aval des prises d’eau ne sont pas non plus évoqués. Néanmoins les propriétaires des moulins mis hors d’usage par le fait du canal seront indemnisés. On leur appliqua probablement le droit énoncé pour Briare dans les lettres patentes de 1638.
Par contre le sort des biens fonciers est clairement réglé : l’entrepreneur pourra « prendre toutes les terres et héritages nécessaires pour la construction dudit canal, ainsi que pour les rigoles de dérivation, magasins de réserve, bords, chaussées, écluses ».En contrepartie tous les ayants droit des biens expropriés seront indemnisés : « Lesquelles terres et héritages seront par nous payés aux particuliers propriétaires, suivant l’estimation qui en sera faite par experts qui seront nommés par les commissaires qui seront par nous députés. Seront pareillement, les seigneurs particuliers des fiefs et justices dans le ressort desquels lesdites terres et héritages seront situés, par nous indemnisés des droits de justice et mouvance, et autres droits seigneuriaux qui leur appartiendront sur lesdites terres et héritages, comme aussi de toutes autres redevances, suivant pareille estimation qui sera faite par experts et gens à ce connaissant ».
Renvoyant le financement de la construction à la fin du document, l’Édit traite ensuite le statut que l’on donnera à l’ouvrage achevé car ce dernier conditionne en partie les autres chapitres.
Bien que l’on ne retrouve dans les archives du canal du Midi aucune copie d’époque des lettres patentes de 1638 qui traitaient de l’achèvement du canal de Briare, Riquet s’en est explicitement inspiré pour faire dès le début de 1666 des propositions à Colbert. Il offrait de construire lui-même le canal projeté et ensuite de le maintenir à perpétuité en parfait état de navigation. En contrepartie il demandait que le canal et ses dépendances soient érigés en un fief avec tous les attributs d’une terre noble et qu’il soit assorti d’un droit de péage destiné à couvrir les dépenses de son entretien, lesquels fief et péage lui seraient concédés en toute propriété. Pour soutenir sa position Riquet aurait affirmé : « l’intérêt particulier d’une famille propriétaire est le meilleur garant de l’intérêt général ». Le Conseil du Roi examina les différentes solutions envisageables et au final se rallia à cette proposition. Il jugeait « qu’il était plus avantageux à l’État, et plus sûr, de laisser la conduite de l’affaire à un particulier, de lui en donner la propriété, de l’intéresser ainsi à la conservation de la chose, et de mettre l’intérêt public sous la sauvegarde de l’intérêt personnel ».
Dans le texte de l’Édit, ce chapitre du statut du canal est particulièrement fourni et détaillé et il a dû faire l’objet de laborieuses tractations entre Riquet et Colbert.
Après avoir autorisé les expropriations, le Roi stipule : « Quoi faisant, lesdites terres et héritages seront à perpétuité distraits de leurs fiefs et juridictions pour en composer un fief. Et à cet effet nous avons créé et érigé, et par cesdites présentes, créons et érigeons en plein fief, avec toute justice, haute, moyenne, basse et mixte, ledit canal de communication des mers, ses rigoles, magasins de réserve, leurs bords de largeur de six toises de chaque côté, chaussées, écluses et digues d’iceux, depuis la rivière de Garonne jusqu’à son dégorgement dans la mer Méditerranée, en ce compris le canal de dérivation depuis la Montagne Noire jusques aux pierres de Naurouze, sans en rien réserver, ni excepter, relevant ledit fief et ses dépendances immédiatement de notre Couronne, sous le foi et hommage d’un louis d’or.. ».
En retirant les terres du nouveau fief à leurs anciens seigneurs directs pour les placer sous sa suzeraineté directe le Roi faisait un honneur insigne au futur titulaire. Mais surtout il supprimait par avance toutes les complications et les multiples conflits qui n’auraient pas manqué de naître en matière de justice et de péage du fait de la multiplicité des juridictions dont dépendaient ces terres auparavant.
Le texte énonce alors tous les attributs de la nouvelle seigneurie.
Il y a tout d’abord les attributs classiques : droit de construire « un château avec tours et créneaux », droit de justice haute, moyenne et basse, droit de pêche et de chasse, droit de construire des « moulins à moudre blé », exemption de « la taille, des impositions ordinaires, extraordinaires, municipales, et du logement des gens de guerre ».
Le château du canal fut effectivement construit en 1719 à Toulouse au Port St-Étienne. Il existe toujours mais ne sert plus maintenant que d’entrepôt. Sous l’Ancien Régime, le bâtiment renfermait notamment une chambre de justice et une prison. L’organisation de cette justice spécifique au canal et l’étendue de ses compétences sont réglées dans le détail par l’Édit. Et pour la mettre en œuvre permission est accordée d’établir douze gardes qui, suprême honneur, porteront la livrée royale. Quant aux moulins à blé, Riquet en fera construire plusieurs aux écluses qui y étaient propices et ses descendants ne manqueront pas d’user de ce droit.
Ensuite l’Édit précise les attributs qui seront spécifiques à ce fief-canal : droit exclusif de « construire sur les bords du canal des maisons et magasins pour servir de logement à ceux qui seront employés à la navigation et pour l’entrepôt et sûreté des marchandises et denrées », droit exclusif « d’établir sur le canal des bateaux pour le transport des personnes, des marchandises et des denrées ». Néanmoins, garant de l’intérêt général, il ne laisse pas au titulaire la liberté de décider lui-même du tarif des transports, ce sont des commissaires royaux qui le fixeront.
Riquet exercera rigoureusement son monopole sur le transport des personnes en instaurant un service de barque de poste sur la section de canal de Toulouse à Castelnaudary dès que celle-ci deviendra opérationnelle en 1674. Par contre jamais lui ni ses descendants n’appliqueront cette exclusivité aux bateaux marchands, laissant la liberté à toute personne d’avoir des barques naviguant sur le canal moyennant redevance .
Par ailleurs, figure aussi parmi ces attributs spécifiques l’obligation de « faire faire à perpétuité toutes les réparations qu’il conviendra pour tenir le canal en état de navigation ». De ce fait, afin de pourvoir à cet entretien des ouvrages ainsi que « pour payer le salaire de ceux qui seront employés pour ouvrir les écluses »l’Édit institue un péage dont il fixe d’emblée et définitivement le tarif détaillé.
Enfin, découlant de l’érection en fief de l’emprise du canal, le futur propriétaire accèdera à la noblesse. En effet l’Édit précise que le « Seigneur possesseur dudit fief », « ses héritiers, successeurs, ou ayants cause »en « jouiront à perpétuité, incommutablement et noblement ».
Toutefois, bien que la chose ait été préalablement entendue avec Colbert, le futur seigneur propriétaire, Riquet, n’est pas nommé dans l’Édit. Le Roi veut que les formes coutumières soient respectées : « Ordonnons que, par les commissaires qui seront par nous députés, il soit procédé, à la manière accoutumée, à la vente dudit fief, pour en jouir par l’adjudicataire sans en pouvoir être dépossédé, et pour être, les deniers qui proviendront desdites ventes, employés à la construction desdits ouvrages ». Le fief sera donc vendu pour contribuer au financement de l’opération. Et il en sera de même pour le péage associé. La procédure d’adjudication du fief et du péage se déroulera par enchère aux chandelles, du 24 mars au 13 mai 1668, et c’est bien entendu Riquet qui la remportera. Néanmoins, dès le 14 octobre 1666, le bail qui lui confiera les travaux du canal lui confèrera l’anoblissement qu’il avait sollicité : « En considération de quoi et pour traiter favorablement ledit Riquet, Sadite Majesté lui accorde la réhabilitation de noblesse et en tant que de besoin l’a déclaré et déclare noble, ensemble sa femme, leurs enfants et leur postérité nés et à naitre en loyal mariage, pour jouir par eux de tous privilèges de noblesse à perpétuité, dont il lui sera expédié lettres de réhabilitation et anoblissement, sans qu’il puisse être censé ni réputé nouveau noble ».
Ces lettres patentes lui seront délivrées le 18 novembre 1666.
Voyons maintenant comment l’Édit prévoit le financement des travaux.
« Comme un ouvrage de cette importance ne peut être fait sans une dépense fort considérable, nous avons fait examiner en notre Conseil les diverses propositions qui nous ont été faites pour trouver des fonds sans charger nos sujets de nos provinces de Languedoc et de Guyenne de nouvelles impositions, quoi qu’ils fussent plus obligés d’y contribuer puisqu’ils en recevront les premiers et plus considérables avantages, et nous nous sommes arrêtés à celles qui nous ont paru les plus supportables et les plus innocentes, à l’exécution desquelles étant nécessaire de pourvoir ».
Dans le passé les entrepreneurs qui avaient achevé le canal de Briare avaient entièrement pris à leur charge les frais et risques de l’opération en échange de la pleine propriété de leur canal. Mais la richesse de Riquet, même si elle n’était pas négligeable, ne lui permettait pas, loin s’en faut, de supporter la totalité du financement de l’ouvrage projeté. Il y contribuait par l’achat du fief et du péage associé mais il était indispensable de trouver d’autres ressources. Dès sa lettre initiale du 15 novembre 1662, il avait suggéré des solutions.
Et il en avait évoqué d’autres à l’occasion de ses propositions de février 1666. Elles furent adoptées. Elles n’avaient rien de très original ; on appliquait en fait un expédient qui était devenu habituel sous la monarchie française lorsqu’on voulait dégager des ressources : la vente d’offices. Et l’on commença par le secteur que Riquet connaissait le mieux : la gabelle.
En premier lieu on décida de revendre des offices de regrattiers du Languedoc et du Roussillon. Il s’agissait d’emplois de marchands de sel au détail qui avaient anciennement fait l’objet d’offices, lesquels avaient par la suite été rachetés à leurs titulaires par un fermier des gabelles . À chaque renouvellement de bail, le fermier sortant revendait ces offices à son successeur. En les remettant en vente dans le public on pouvait réaliser un bon bénéfice après dédommagement du propriétaire.
On fit pareil pour le septain qui est la part de 1/7e appartenant au Roi du sel produit dans les salins de Peccaïs près d’Aigues-Mortes, droits que le Roi avait engagés c’est-à-dire dont il avait cédé la jouissance à titre d’intérêt à des personnes auxquelles il avait emprunté de grosses sommes. On rembourserait les engagistes et revendrait le droit avec un bénéfice.
Et on procéda de même pour une allocation initialement accordée à certains employés des greniers à sel et du salin de Peccaïs qui fut ensuite réunie à la ferme des gabelles de Languedoc, qu’on rembourserait et qu’on revendrait.
Toutefois, ces mesures énoncées dans l’Édit ne constituaient qu’une partie du dispositif financier. Elles furent complétées dans la foulée par un acte supplémentaire que Riquet avait proposé.
En octobre 1661, un bail global avait été adjugé à Nicolas Langlois pour les fermes des gabelles de Dauphiné, Provence, Languedoc et Lyonnais. À cette époque, l’adjudicataire d’un bail n’était la plupart du temps qu’un simple prête-nom et ce sont en réalité ses cautions qui détenaient le pouvoir dans la ferme qui en étaient les véritables patrons. Dans le bail Langlois, Riquet, associé à d’autres financiers , était caution pour le Languedoc. À la même date, en octobre 1661, un autre bail avait été passé à Alexandre Belleguise pour la ferme des gabelles de Roussillon, Cerdagne et Conflent. Sans en être directement caution Riquet y était tout de même intéressé , probablement en sous-part. Le 13 octobre 1666, peu après la publication de l’Édit, on retira par subrogation la ferme de Languedoc du bail Langlois. De même on subrogea Belleguise de la ferme de Roussillon. Et l’on établit un nouveau bail couvrant ces deux fermes de Languedoc et de Roussillon, bail qui fut adjugé à François Lafrance dont Riquet fut l’unique caution (et donc l’unique fermier de fait). Ce bail donnait pour 10 ans à Riquet la jouissance exclusive des deux fermes aux mêmes conditions que leurs précédents titulaires. En contrepartie il devrait verser, en 8 ans, une somme de 1 million de livres qui serait affectée au paiement des ouvrages du canal. En devenant leur seul dirigeant, Riquet se faisait fort de tirer de ces fermes un rendement supérieur qui lui permettrait de financer le million de livres auquel il s’était engagé.
En novembre s’y ajouteront encore d’autres actes de création d’offices. Comme l’observe André Maistre, il est fort intéressant de voir ici les ventes d’offices suppléer le manque de système bancaire et autorisant ainsi le financement de travaux publics.
De leur côté, les États de Languedoc restaient très frileux : « peut-être craignaient-ils que les fonds ne fussent pas employés à cette fin mais détournés par le pouvoir royal sur d’autres dépenses ».Par ses commissaires, le roi fit savoir à l’assemblée annuelle qui débuta en décembre 1666 qu’il estimait que la Province ne pouvait refuser de contribuer pour moitié aux dépenses de l’ouvrage estimées à 8 millions de livres, à raison de 500.000 livres versées annuellement pendant 8 ans. Après des semaines d’âpres discussions, les États finirent, à la fin de la session, par accorder un don gratuit de 2.400.000 livres en huit paiements annuels de 300.000 livres. Ébranlés par la réussite des essais et la rapidité de la mise en œuvre, les États misaient maintenant sur une voie de communication dont ils reconnaissaient l’exécution possible. Ils mirent toutefois plusieurs conditions à cette concession qui furent acceptées : la possibilité de faire vérifier l’état des travaux, l’affectation prioritaire des fonds au remboursement des terres expropriées et des autres indemnités en faveur des riverains. Par la suite, les États devaient se trouver contraints d’accorder au Roi de nouvelles sommes.
Dans les faits, le financement des travaux du canal deviendra vite un souci permanent pour Riquet. Il sera obligé d’avancer sur ses propres deniers le paiement des salaires et des matériaux et même d’emprunter pour l’assurer car les versements du Roi et des États de Languedoc connaîtront rapidement des retards qui ne feront que s’aggraver au fil du temps.
Enfin il restait à établir le cahier des charges de l’ouvrage.
Le devis du chevalier de Clerville du 6 octobre 1666
À cause de son caractère éminemment technique le sujet a été traité de manière séparée.
Mais cette pièce, appelée « devis », constitue néanmoins une annexe essentielle de l’Édit.
Sa rédaction fut logiquement confiée à un technicien. L’Édit stipule que le canal devra être construit « suivant et conformément au devis fait par le Chevalier de Clerville ».
Au milieu du 17ème siècle, les personnes les plus expérimentées en matière de génie civil et d’hydraulique étaient les ingénieurs militaires. Aussi n’est-on pas surpris que Colbert ait fait appel au Commissaire général des fortifications du royaume, Louis Nicolas de Clerville . Colbert avait d’ailleurs requis les services de cet ingénieur dès le début de cette affaire. Lorsque, en janvier 1663, le roi avait décidé de faire examiner la proposition de canal soumise d’abord par Scorbiac puis par Riquet, Colbert avait chargé Clerville de se renseigner officieusement et de lui donner son opinion sur celle-ci. Puis, lorsque la commission de 1664 rendit son rapport, c’est le chevalier qui en fit le premier examen. Il était donc déjà largement au courant du projet. Tout comme le corps principal de l’Édit, ce « devis » a fait l’objet de longues discussions avec Riquet .
Au moment où Clerville mettait au point son « devis » on n’avait pas encore décidé à quel endroit on ferait aboutir le canal sur la côte méditerranéenne. Initialement on projetait de desservir Narbonne en utilisant la Robine, et de Narbonne on comptait rejoindre la mer par l’étang de Bages-Sigean et le grau de La Nouvelle. Les installations portuaires de La Nouvelle étaient alors plus que sommaires et il faudrait quasiment tout construire. On examinait aussi la possibilité de créer un port artificiel au cap de La Franqui. Par ailleurs, sur la proposition de Clerville, on avait décidé l’année précédente de construire un nouveau port au cap de Sète dont on attendait beaucoup. Mais les travaux, adjugés à deux entrepreneurs montpelliérains en étaient seulement à leur tout début. Dans ces conditions on jugea plus sage de segmenter l’opération du canal, de n’adjuger dans un premier temps que le tronçon allant de la Garonne à l’Aude c’est-à-dire de Toulouse à Trèbes et d’y inclure le dispositif d’alimentation à partir de la Montagne Noire ; c’est ce que l’on appela la « première entreprise ». Une deuxième entreprise couvrirait le complément de Trèbes à la Méditerranée et elle ferait l’objet d’un devis ultérieur lorsque l’on aurait définitivement choisi le port maritime d’aboutissement.
Ce « devis de ce qui est à faire pour joindre la mer Océane à la mer Méditerranée par un canal de transnavigation qu’on projette de tirer de Toulouse à Narbonne » décrit le détail des ouvrages à réaliser.
Il dispose, pour commencer, que l’on ne creusera un tronçon totalement artificiel qu’entre l’Hers et le Fresquel et que le canal empruntera le lit de ces rivières dont « on ne fera que redresser le cours pour le renfermer dans un vaisseau plus droit et plus commode à la navigation ». Cette option constituait une régression par rapport à celle des commissaires de 1664 qui avaient préconisé de s’écarter suffisamment des rivières afin de ne pas s’exposer aux désordres que pourraient causer leurs crues fréquentes, suivant en cela la position de leur expert Hector Boutheroue qui avait, lui, l’expérience du canal de Briare. Et dans son analyse de leur procès-verbal Clerville avait pourtant adhéré à cette opinion, parlant de « tailler le canal en plein drap ». Il a donc probablement estimé que cette méthode était trop coûteuse et repris l’antique solution de l’aménagement des rivières. Mais on observe que cela lui évitait d’avaliser l’itinéraire tracé en 1664 par les commissaires qui présentait bien des inconvénients. Et de fait Riquet ne suivra pas cette prescription, en accord d’ailleurs avec Clerville, et établira son propre parcours de façon pragmatique. Il ne suivra pas non plus le tracé des commissaires qui empruntait logiquement la vallée du Fresquel. Ayant négocié avec les consuls de Castelnaudary la participation de la ville au financement des travaux, il choisira un vallon affluent, le Tréboul.
Le devis stipule ensuite qu’il sera « premièrement, et préférablement à tout autre chose, travaillé à la rigole de dérivation ». Et il précise alors que celle-ci « se prendra de la rivière d’Alzau, d’aussi haut qu’il sera nécessaire pour en pouvoir amener toute l’eau dans le canal, par des lieux moins escarpés et moins penchants que ceux qui avaient été occupés dans l’essai qui s’en fit l’année passée ». La conséquence directe est que dans la montagne on ne pouvait pas réutiliser la rigole d’essai réalisée en 1665. De fait, pour éviter les difficultés rencontrées à cette occasion, on traça l’itinéraire de la rigole définitive à la plus faible altitude possible compte tenu de la contrainte imposée par le passage obligé au col du Conquet. Et pour réduire encore cette contrainte, on abaissa ce col de 8 m en y pratiquant une tranchée ce qui fait que dans tout le secteur oriental la rigole définitive se situe 40 m plus bas que la rigole d’essai.
Clerville donne ensuite des instructions précises sur les méthodes à pratiquer, les dimensions à respecter, les précautions à prendre et les aménagements à prévoir pour réaliser la rigole et ses chaussées associées de façon solide, efficace et sûre. En particulier il prévoyait d’implanter, de loin en loin sur le parcours de la rigole, des déversoirs pour protéger les terrains voisins d’une inondation éventuelle. Et il chargeait l’entrepreneur de déterminer les emplacements les plus adéquats. Il prévoyait aussi les effets mécaniques et sédimentaires des très fortes pluies et les risques de dommages ou d’ensablement qu’elles entraînaient et il prescrivait de s’en protéger par l’exécution de contre-fossés qui franchiraient la rigole par un aqueduc, soit par-dessus à la façon d’un pont, soit par-dessous en galerie. Redoutant par-dessus tout de manquer d’eau, Riquet ne suivit pas cette préconisation ; au contraire il capta directement tous les ruisseaux qu’il rencontra mais il en paya assez vite les conséquences : un ensablement rapide qui entraîna des frais récurrents de curage et conduisit, après sa mort, à l’intervention de Vauban et à l’exécution d’importants travaux correctifs.
Par contre, au Lampy-Vieux, il suivit la préconisation de Clerville de traverser les vallées sur un aqueduc lorsque cela permettait de raccourcir notablement le trajet de la rigole.
Une fois la rigole de la montagne amenée jusqu’au Conquet après avoir capté l’Alzau, la Vernassonne, le Lampy et le Rieutort, Clerville prescrivait de la continuer jusqu’aux Cammazes et de jeter ses eaux dans le Laudot qui prenait sa source sous ce village. Ensuite il faudrait reprendre cette eau sous Montcausson, au débouché de la rivière dans la plaine, pour la conduire à Naurouze. Cette solution minimisait effectivement la longueur du trajet de l’eau et Riquet y adhérait pleinement. Il réalisa donc la section entre la prise d’Alzau et Le Conquet et commença son prolongement en direction des Cammazes mais s’arrêta aux premières difficultés. Le déversement des eaux dans le Sor avait été éprouvé l’année passée avec la rigole d’essai et c’était une solution économique qu’il pouvait utiliser au moins dans un premier temps.
Dans la plaine Clerville prescrivait de ne faire appel aux eaux du Sor qu’en cas de nécessité et de manière limitée, essentiellement de novembre à mai. Pour cela on donnerait un nouveau gabarit à la rigole d’essai qui, en captant le Sor à la sortie de Durfort, passait nettement au-dessus de la rigole actuelle pour rejoindre Graissens. Là encore Riquet prit des libertés par rapport au devis. Il commença par accaparer la vieille « rigole des consuls » qui alimentait Revel à partir du Sor depuis sa fondation au 14ème siècle, puis il prolongea celle-ci jusqu’à Graissens en captant au passage le Laudot qui descend de St-Ferréol. Cette quasi-confiscation de la rigole consulaire ne fut pas du goût des Revélois qui se voyaient ainsi frustrés d’une partie importante de leurs ressources en eau. Mais depuis qu’il avait, 8 ans plus tôt, sauvé la ville de la faillite en achetant les droits municipaux, Riquet en était un peu le patron et personne n’osa protester ouvertement. Dans son esprit cette solution ne devait être que provisoire mais, même lorsque vingt ans plus tard Vauban fit terminer la rigole de la montagne et percer la voûte des Cammazes qui permit de mettre complètement en œuvre le dispositif conçu par Clerville et Riquet, les Revélois n’eurent droit qu’à la portion congrue en matière d’eau venant du Sor. À partir de Graissens, Riquet reprit intégralement la rigole d’essai jusqu’à Naurouze en la portant au gabarit fixé par Clerville.
Pour parer aux pénuries de l’été et limiter les prélèvements dans le Sor, le devis prescrivait la création d’un nombre suffisant de bassins-réservoirs et signalait le vallon de Vaudreuille comme particulièrement propice pour l’un d’eux. Il reprenait là une idée déjà émise par les commissaires de 1664 qui avaient préconisé la création d’une quinzaine de petits bassins disséminés sur tous les torrents captés. Ici encore Riquet fera preuve d’indépendance et véritablement d’audace. Il décidera de faire seulement deux réservoirs mais de très grande taille. D’abord un énorme barrage dans le vallon de Vaudreuille en un lieu qui s’y prêtait particulièrement, St-Ferréol. Et ensuite un très grand bassin au point de partage, à Naurouze, pour disposer sur le canal lui-même d’une réserve d’eau immédiatement disponible. Cependant, faute de financement suffisant, il ne pourra pas terminer la rigole de la montagne ni donner au barrage de St-Ferréol toute la hauteur qu’il souhaitait et il faudra attendre l’intervention de Vauban, en 1686, et l’exécution des travaux qu’il prescrivit pour que le dispositif montagnard acquière sa pleine efficacité car les eaux du seul Laudot seront bien insuffisantes pour remplir le réservoir de St-Ferréol. Touchant l’édification des barrages, Clerville donne des instructions générales qui laissent une marge d’adaptation mais qui furent globalement suivies par Riquet : « il faudra faire de bons gros murs, à chaux et à ciment, soutenus par derrière avec une telle quantité de bonne terre et de bonne glaise tassée, que le grand poids de l’eau ne les puisse pas renverser, ni s’écouler à travers eux, ou bien faire des chaussées de terre assez épaisses, assez garnies de bonne glaise tassée, et assez talutés, pour conserver les eaux aussi longtemps qu’il sera nécessaire, le tout comme il sera trouvé meilleur dans l’exécution ». Telle sera effectivement la structure de base du barrage de St-Ferréol.
Un paragraphe donne ensuite des instructions très précises sur le mode de construction des ponts que les autorités régionales décideront de réaliser aux endroits où la rigole coupe des chemins.
Un autre précise enfin que les ouvrages réalisés devront être tenus en état par les entrepreneurs jusqu’à leur réception définitive.
Le devis traite ensuite du canal proprement dit dont la construction ne devra commencer qu’après que la rigole et les réservoirs seront bien avancés. Le premier chantier qu’il conviendra d’ouvrir sera celui de la connexion du canal à la Garonne. Le choix de l’endroit, la prairie des Sept Deniers au nord immédiat de Toulouse, avait été fait dès 1664 par la commission. C’était là en fait que, pour la navigation fluviale traditionnelle, se situait le port de Toulouse concernant les liaisons avec l’aval du fleuve et notamment avec Bordeaux . C’était en particulier la tête de ligne de la barque de poste.
Pour la première écluse qui desservira cette embouchure, de même que pour les suivantes, Clerville impose qu’elles aient la même forme et les mêmes dimensions que celles que l’on construit depuis un an ou deux sur le Lot, le Tarn et l’Agout, toutes rivières qui sont pratiquées par les bateaux qui naviguent sur la Garonne. Il fixe une longueur minimale de 47 m. Dans les faits, Riquet enverra un religieux versé dans les questions de navigation pour enquêter à Narbonne, Arles et Marseille au sujet des dimensions les plus courantes des bateaux cabotant le long de la côte languedocienne ou naviguant sur les étangs ou le Rhône. Riquet fixera la longueur du sas (31,2 m) et la largeur d’ouverture des portes (5,9 m) en fonction des mesures que lui rapportera le moine. La longueur hors tout de l’ouvrage sera alors de 52,6 m.
Quant à la forme des écluses, si au départ elle copie celle des ouvrages édifiés sur le Lot, le Tarn et l’Agout, elle évoluera rapidement sous l’influence des problèmes rencontrés lors de leur construction. Les cinq premières, celles de Toulouse, avaient les murs latéraux rectilignes, le sas était rectangulaire. Mais un incident se produisit sur celle des Minimes ; les murs latéraux se déformèrent de manière inacceptable après leur édification. Les terres avaient été remblayées et tassées contre les murs avant que le mortier de chaux n’ait pris suffisamment et la forte poussée qu’elles avaient exercée avait provoqué la formation d’un bombement . Riquet reconstruisit alors ces 5 écluses avec des renforts. Cependant, à partir de la 6ème, celle de Castanet, il adoptera pour les sas la fameuse forme ovale . Celle-ci n’est que la transposition sur un plan horizontal de la voûte en arc surbaissé qui permet de reporter sur les côtés les efforts qui s’exercent au milieu. Depuis la Renaissance, cette technique était d’usage courant à Toulouse comme on peut le voir à l’hôtel de Bernuy où la galerie nord-est repose sur une magnifique voûte de ce type.
L’implantation des écluses devra être étudiée de manière à en limiter le nombre. Pour cela on veillera à leur donner la plus forte chute raisonnablement possible.
Concernant le gabarit du canal, Clerville fixe des dimensions précises que Riquet suivra tout d’abord mais que l’expérience conduira, ici encore, à adapter. C’est en particulier le cas de l’inclinaison des flancs de la cuvette que l’ingénieur requiert proche de 45° mais que l’entrepreneur sera amené, en 1670, à partir de l’écluse de Castanet, à diminuer de moitié.
Enfin, pour permettre aux soumissionnaires d’évaluer les coûts, après avoir donné les directives d’exécution et les gabarits à respecter le devis précise que le canal à réaliser aura une longueur de 51,2 km de Toulouse à Naurouze pour une dénivellation de 51 m, et une longueur de 60,7 km de Naurouze à Trèbes pour une dénivellation de 113 m et que sur cette partie il y aura lieu de construire 40 écluses . Clerville prévoit par conséquent que les écluses auront 4 m de chute. Riquet tentera de respecter cette valeur dans les premières écluses qu’il construira à Toulouse. Toutefois l’expérience lui imposera d’être plus modeste ; le seul sas qui approchera cette dimension sera celui de l’écluse de Négra (3,9 m) et la chute par sas la plus fréquente avoisinera 2,4 m. Par ailleurs Clerville omet de donner la longueur des rigoles à réaliser dans la Montagne Noire et dans la plaine de Revel à Naurouze.
Puis, sur divers autres sujets, Clerville récapitule les problèmes qui se posent, propose diverses solutions mais ne tranche pas. D’une manière générale il laisse la liberté à l’entrepreneur de trouver les meilleures solutions aux problèmes rencontrés en tenant compte de leur impact financier.
Enfin il met l’accent sur l’extrême qualité qui sera requise pour les ouvrages.
Tout au long du devis, Clerville fait mention d’un inspecteur que le Roi commettra pour superviser les travaux, conseiller l’entrepreneur et dresser les plans des ouvrages complexes. C’est donc sous son contrôle et en collaboration avec lui que l’entrepreneur devra opérer. Au début des travaux c’est Clerville en personne qui remplira cette fonction mais, pris par de multiples tâches, il le fera de manière irrégulière. Si bien qu’en 1669 Colbert, toujours inquiet, enverra l’ingénieur Lafeuille pour être en permanence sur le chantier sous l’autorité de Clerville.
Ce devis est signé à Vincennes par le chevalier de Clerville le 5 octobre 1666 et l’édit est publié dès le lendemain . L’appel d’offres de la 1ère entreprise est lancé immédiatement. Après des soumissions parisiennes à 5 millions de livres puis 4.340.000 livres, le devis est envoyé aux intendants de Languedoc qui le font évaluer par des spécialistes. Ceux-ci arrivent à un coût de 3.677.605 livres. Riquet dépose alors son offre pour 3.630.000 livres et, le 14 octobre 1666, le bail de cette première entreprise lui est adjugé.
Il a donc suffi d’une seule semaine pour que l’affaire soit conclue mais les formes coutumières ont été respectées. Le plus long chantier du règne de Louis XIV allait débuter trois mois après. La décision de construire un port au cap de Sète avait été prise l’année précédant l’Édit du canal et les travaux avaient commencé l’année de cet acte. Dans l’été qui suivit le démarrage du chantier du canal, le succès du nouveau havre paraissant assuré celui-ci est choisi comme point de connexion de la future voie d’eau à la Méditerranée. Le 30 juin 1668, Clerville signe le devis de la « deuxième entreprise » qui règle la construction du canal de Trèbes à l’étang de Thau et, en outre, intègre l’achèvement du port de Sète. Cette deuxième entreprise est, elle aussi, adjugée à Riquet.
Le canal sera intégralement ouvert à la navigation 16 ans après le début des travaux mais ceux-ci dureront finalement 23 ans si l’on compte les corrections, compléments et modifications ordonnés par Vauban qui assureront définitivement sa viabilité.
Et 350 ans après, nous pouvons toujours admirer le si remarquable ouvrage.
Gérard Crevon, novembre 2017.
. Cette étude puise beaucoup dans l’ouvrage d’André Maistre, 1968, Le canal des deux mers, canal royal de Languedoc, 1666-1810 ; elle doit aussi par ailleurs à la thèse de doctorat d’état de Michel Adgé : La construction du Canal Royal de la jonction des mers en Languedoc (Canal du Midi), 2011, université Montpellier III.
. Gérard Crevon : Le transport du sel, source principale de la richesse de Pierre-Pol Riquet. Les Cahiers de l’Histoire de Revel n°21, avril 2016.
.Gérard Crevon :Charles d’Anglure de Bourlémont, Thomas de Scorbiac, Pierre-Pol Riquet aux origines du Canal du Midi. L’AUTA n°52 - 5ème série - février 2014.
. Depuis 1657 où il avait racheté ces droits à Charles de Malroux, Thomas de Scorbiac était engagiste du comte de Clermont, seigneur de Saissac, pour les métairies du Picou, du Conquet et du Fajal (AD81-6E19204-f°495).
. Bail de la première entreprise des travaux du canal, publié par E. Rochach dans Histoire Générale du Languedoc, tome 14, Privat éditeur, 1876, pp. 946-949.
. Archives départementales de l’Aude : H 499 / 11 : « De par le Roi. Chère et bien aimée. Ayant chargé le sieur Riquet de faire travailler à la construction du canal de navigation et communi-cation des deux mers océane et méditerranée depuis Toulouse jusques à Narbonne suivant et conformément à l’édit que nous en avons fait expédier, nous vous faisons cette lettre pour vous mander et ordonner de faciliter audit Riquet le passage dudit canal dans votre bois de Ramondens et l’assister en tout ce qui dépendra de vous, même lui donner retraite dans les terres dépendantes de votre abbaye, vous assurant que vous ne sauriez faire quelque chose qui nous soit plus agréable. Ne faites donc faute d’accomplir notre intention. Donné à St-Germain en Laye le 18e jour de novembre 1666. [signé] Louis ».
. André Maistre, 1968 : Le canal des deux mers, édition originale, p.189 ; Jean-Michel Sicard, 2012, La barque de poste du canal du Midi.
. Aux termes de l’article 62 du bail du 1.06.1645 des gabelles de Languedoc, le Roi permettait à l’adjudicataire Jacques Jannon de racheter à leurs titulaires les offices de regrattier pour y employer des personnes de son choix.
En 1652, Riquet avait obtenu la sous-ferme des regrattages du Haut-Languedoc et il avait recruté des regrattiers dans les diocèses de Castres, Lavaur et Albi.
. D’abord associé à Maurice et Pierre Dumay puis, à partir de 1663, à Jean-Baptiste Hurez, à qui ceux-ci avaient cédé leurs parts. Daniel Dessert, 1984 : Argent, pouvoir et société au Grand Siècle, pp.454-455.
. Il était dès 1662 en relation avec Colbert pour la mise en place de la gabelle dans cette province intégrée au royaume de France en 1659 par la Paix des Pyrénées. Cf. lettre de Riquet à Colbert du 28.10.1662 (ACM-20-01).
. André Maistre, 1968 : Le canal des deux mers, édition originale, p.98, note 84 : L’acte sous seing privé constituant caution était dressé le 18 novembre 1666. ACM-39-7.
. Dès 1667, Louis XIV était reparti en guerre contre l’Espagne (guerre de dévolution) puis en 1772 contre la Hollande.
. Publié par E. Rochach dans : Histoire Générale du Languedoc, tome 14, Privat éditeur, 1876, pp. 932-945.
. Louis-Nicolas de Clerville : 1610-1677. Chevalier de Malte, il participe aux campagnes militaires de Morée (1645) et de Toscane (1646). Pendant la Fronde (1648 - 1653) il reste fidèle au Roi et dirige avec succès les sièges de nombreuses places fortes du nord et de l’est du pays. Poursuit ensuite contre l’Espagne. Nommé en 1658 commissaire général de fortifications. Construit le fort St-Nicolas à Marseille (1660-64).
. Riquet fait clairement état de sa participation à l’élaboration du devis de Clerville dans la lettre qu’il écrivit à Colbert le 14 mars 1670 ainsi que dans le « catéchisme du canal » (ACM-13-2), un mémoire qu’il rédigea en 1670 à l’intention de Claude Bazin de Bezons, intendant de Languedoc.
. Sur le plan de Toulouse de Jouvin de Rochefort de 1678 (Musée Paul Dupuy, Toulouse) le lieu Les Sept Deniers est indiqué au nord du lieu Le Bazacle, entre la Garonne et le chemin de Blagnac, près du cimetière des pestiférés. En bord de Garonne est marqué « Port de Bordeaux ».
. Dans son devis, Clerville en avait mentionné la possibilité : « … si l'on en veut élargir le bassin entre les deux portes il n'en sera que mieux en ce que cela donnera plus de commodité d'y recevoir deux bateaux tout à la fois.. ».
. Le profil d’une voûte en arc surbaissé est un segment de cercle d’où son autre nom de voûte en arc segmentaire.
. Chute d’une écluse : différence de niveau entre le plan d’eau du bief amont et celui du bief aval.
. Le devis de Clerville fixe le « fruit » des flancs de la cuvette à 1 pour 1. Après l’écluse de Castanet, Riquet le fixe à 18 pour 7 (~ 21°).
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